Journal « Ouest-France du 18 avril 1946 »

 

« A la bonne votre, messieurs les Allemands »

 

A Rennes-St Jacques, quatre Français empoisonnèrent plus de cent Fritz pour voler des avions !

 

 

Comme les trois mousquetaires, ils étaient quatre : quatre francs-tireurs partisans libres, enrôlés dans le groupe du colonel Versini et qui étaient plus spécialement chargés de déceler la présence d’espions nazis dans le secteur Rennes-Dinan-St Malo.

Diverses missions périlleuses accomplies, ces quatre francs-tireurs furent désignés, le 15 avril 1944, pour ménager l’exécution d’un plan minutieusement étudié qui aurait dû aboutir à un audacieux coup de main sur le camp d’aviation de Saint-Jacques, près de Rennes, par une compagnie de parachutistes britanniques.

 

Nos francs-tireurs réussirent à se faire embaucher à la cantine des aviateurs du camp : le Lt. Leborgne est barman ; Blondo est cuisinier ; Henri Bourges et Fernand Aubrée sont serveurs. Une fois dans la place, nos hommes restent en relations constantes avec le colonel Versini. Le 8 mai 1944, le colonel reçoit l’ordre de liquider, tout au moins de paralyser le personnel de Saint-Jacques, volants et rampants, dans le plus bref délai. L’arme choisie est le poison et le groupe se procure un produit à base de strychnine.

La fortune aide les quatre audacieux : le 10 mai, une fête de nuit est justement organisée à la cantine. Le poison est versé sous forme de liquide dans deux fûts de bière. Deux tubes par fût. Il est à peu près 21 heures. Il est prévu que le poison doit produire son effet cinq heures plus tard, environ vers 2 heures du matin. Rapidement, la fête devient une beuverie à la mode teutonne. Sans trembler, Leborgne emplit les chopes que les serveurs très garçons de café, distribuent avec désinvolture aux consommateurs bruyants et assoiffés.

Les allemands font « cul-sec ».

Tout d’un coup, un bruit de verre cassé, le coup de cymbale d’un plateau qui roule par terre ; une première détonation, un second coup de feu, Bourges a payé de sa témérité. Il tombe mort à la porte alors qu’il essayait de fuir. Plusieurs convives sont avachis sur leur sièges ; d’autres piquent du nez dans leur assiette. Les francs-tireurs réalisent le danger ; Leborgne donne le signal de la retraite ; les trois amis sautent par une fenêtre et disparaissent dans la nuit. Il pleut, il fait très noir.

Trop fortement dosé, le poison a agi plus brutalement et plus rapidement qu’il n’était prévu. L’alerte est donnée ; les sentinelles sont sur le qui-vive ; une chasse à l’homme s’organise. Les trois fugitifs ont réussi à franchir les limites du camp ; ils vont se terrer dans une carrière du côté d’Apigné. Les parachutistes britanniques qui, à l’aube du 11 mai, devaient s’emparer des appareils, n’ont pu être là à temps. Le « commando » n’aura pas lieu. Informé et déçu, le colonel Versini félicite chaleureusement les trois braves, harassés et prostrés d’avoir vu échouer un plan en sa bonne voie.

La Gestapo est à leurs trousses. Aubrée se cache à Vignoc, Blondo à Nantes ; quelques jours avant le débarquement en Normandie, Leborgne qui passe sur le pont Jean-Jaurès, à Rennes, en compagnie de M. Cadieu, expert-comptable, se sent dévisagé par deux officiers allemands. L’ex-barman réalise le danger ; s’enfuir en courant le perdrait. M. Cadieu le conduit sous le porche du Docteur Besse, quai Chateaubriand. La traversée d’une cour et la complaisance d’un habitant fit que le suspect se retrouva dans le Vau-Saint-Germain et la rue Baudrairie. Une fois de plus, la piste était brouillée.

Pour les raisons que l’on devine, les Allemands n’avaient pas tenu à ébruiter l’affaire : il est plus facile de disperser des cendres que de cacher des tombes. Deux maçons, employés au camp, virent amener de Cöetquidan un four crématoire ambulant. Selon des renseignements dignes de foi, la fournée fut de cent-quinze cadavres, dont plusieurs pilotes d’élite.

Une citation à l’ordre du corps d’armée, comportant l’attribution de la croix de guerre, doit venir compléter très prochainement la citation à l’ordre du régiment que décerna en son temps le colonel Versini, chef des francs-tireurs partisans de la région Nord-Bretagne.

La réussite complète de cette téméraire entreprise aurait eu sans doute un retentissement mondial. Le demi échec m’empêche point que cette ruse de guerre de quatre mousquetaires fut un coup dur pour les troupes allemandes de Rennes St. Jasques.